Excellente – mais grave et triste – tribune de l’ami Michel Debout, dans Alternatives économiques du 18 février 2020. Michel Debout, psychiatre, professeur émérite de médecine légale et droit de la santé, est également membre de l’Observatoire national du suicide. Et comme il parle incidemment du coronavirus, je rappelle que la France connait chaque année une épidémie de grippe, avec un bilan de 15 000 morts en moyenne.

Pour la première fois cette année, le rapport de l’Observatoire national du suicide n’a pas pu être remis à la ministre de la Santé. La conférence de presse qui devait avoir lieu sous l’égide d’Agnès Buzyn le 3 février, deux jours avant la Journée nationale de la prévention du suicide, a été annulée. Motif officiel : le ministère est entièrement mobilisé par la pandémie du coronavirus.

Il s’agit là d’un problème majeur de santé publique et il est tout à fait légitime que la ministre et ses collaborateurs consacrent des efforts soutenus à ce risque contagieux préoccupant. Mais, pendant que la ministre faisait quotidiennement, face aux médias, le décompte précis du nombre de personnes en France infectées par le virus – chiffre heureusement voisin de zéro –, 30 personnes mettaient fin à leurs jours et 300 tentaient de le faire, sans que les autorités sanitaires en fassent mention.

Dans la fourchette haute des pays européens

Du strict point de vue épidémiologique, les choix effectués par les pouvoirs publics en disent long sur leurs priorités politiques. Certes, si l’on compare des données sur une longue période, les chiffres du nombre de morts par suicide sont nettement orientés à la baisse. En trente ans, on est passé de 14 000 décès à 9 000. Mais deux bémols au moins méritent d’être apportés. La diminution porte davantage sur le nombre de décès que sur les tentatives, qui, elles, semblent plus stables.

Ensuite, la France se situe malheureusement dans la fourchette haute des pays européens. Cette évolution indique simplement que la prévention est possible. Elle est même indispensable. Combien d’adolescent(e)s harcelé(e)s, de femmes violées, de salariés épuisés, d’agriculteurs surendettés, d’enseignants dévalorisés, de policiers stigmatisés, de chômeurs désespérés se trouvent dans une véritable impasse sociale, familiale et humaine jusqu’au passage à l’acte qui met un terme à une souffrance psychique devenue insupportable ? Il s’agit là pourtant de situations accessibles à une meilleure prévention.

Le chômage et le travail dégradé, facteurs de risque

Depuis toujours, particulièrement en France, le suicide est une question taboue. Il aura fallu une forte mobilisation des acteurs concernés, notamment des associations de professionnels, d’écoute et de soutien aux familles endeuillées, pour que les pouvoirs publics se décident enfin, en 2013, à créer un observatoire national. Les rapports annuels de ce dernier font le point sur la connaissance épidémiologique de la mortalité et de la morbidité suicidaires. Chaque année, l’Observatoire centre ses travaux sur un sujet spécifique. Pour le rapport 2020, c’est le thème « travail, chômage et suicide » qui a été retenu.

Au-delà des contraintes d’emploi du temps ministériel et de la pandémie, il est difficile, pour un observateur engagé et mobilisé en faveur d’une action plus ambitieuse de la prévention des suicides, de ne pas faire le lien entre le thème de ce rapport et le report sine die de sa remise. Il est évident que chômage et travail dégradé constituent à la fois des facteurs de risque importants du suicide et un objectif incontournable de sa prévention. Par exemple, si les pensées suicidaires sont présentes chez 20 % de la population générale, ce chiffre double lorsqu’on interroge des salariés en situation de harcèlement moral ou sexuel au travail. Chacun peut évidemment se rendre compte que la politique conduite par la majorité ne va pas dans le sens d’une meilleure prise en compte de ces connaissances.

Dérangeant

Après la réforme de l’assurance chômage, lourde de conséquences pour les personnes privées d’emploi, en pleine contestation sociale de la réforme des retraites qui met en avant la pénibilité du travail, ce rapport ne peut que déranger. Sans parler du procès des suicides à France Télécom qui, le 20 décembre dernier, a abouti à une condamnation de l’équipe dirigeante de l’opérateur téléphonique pour harcèlement moral institutionnel. Une décision qualifiée d’« historique » par de nombreux spécialistes du droit, mais que ni la ministre de la Santé, ni sa collègue du Travail n’ont commenté. Plus grave, aucune d’elles, aucun membre du gouvernement n’a annoncé de propositions nouvelles pour mieux prévenir les situations harcelantes, les méthodes de management délétères ou favorisant l’intensification du travail et la souffrance psychique et éthique.

Pourtant, le développement des risques psychosociaux est régulièrement pointé dans toutes les enquêtes officielles, tant du ministère de la Santé que de celui du Travail, tant dans le secteur privé que dans les grandes entreprises publiques, les services de l’Etat, les collectivités locales ou encore, hélas, l’hôpital. Trop longue est la liste des policiers, agents hospitaliers, surveillants de prison ou aides-soignantes en Ehpad1 dont on apprend qu’ils se sont suicidés suite à la dégradation de leurs conditions de travail !

Mais lorsqu’on a comme horizon politique la performance financière de l’économie et la réduction de la dépense publique, quand il s’agit, par-dessus tout, de ne pas envoyer de signaux négatifs aux entreprises, nommer ces difficultés dérange. Alors, il est préférable de s’abstenir pour éviter d’avoir à se justifier, par exemple, de l’absence de mesures pour améliorer la santé des chômeurs, comme l’association Solidarités nouvelles face au chômage (SNC) le préconisait dans son étude publiée en septembre 2018. Combien d’entre eux, désespérés, déjà morts socialement, devront mettre fin à cette relégation humaine à travers le passage à l’acte suicidaire pour que l’on considère, enfin, la santé des travailleurs privés d’emploi comme une question majeure de santé publique ?

Une priorité de santé publique… prioritaire

Nous ne pouvons pas accepter que ce rapport 2020 finisse dans l’un des tiroirs de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) – service support de l’Observatoire au sein du ministère de la Santé – et qu’ainsi la prévention du suicide soit reléguée à une place inaudible dans la longue série de priorités de santé publique. Nous ne pouvons pas admettre que la 24Journée nationale de prévention du suicide puisse être la dernière du genre.

Nous demandons solennellement à Monsieur Olivier Véran, nouveau ministre de la Santé, qu’il rende public le rapport Travail, chômage, suicide, qu’il réaffirme que la prévention du suicide demeure une priorité de santé publique et qu’il engage sans attendre une concertation avec les professionnels, les associations et les organisations syndicales pour définir les principaux axes d’une politique dans ce domaine.