Depuis des décennies, on sait que l’état des prisons est déplorable en France, mais il s’est hélas installé un consensus pour dire que ce n’est pas grave. La détention ne résulte que de la loi, et elle est toujours prononcée par les magistrats, mais peu importe : la violation des droits en prison est un autre monde.

Quand il n’y a pas de perspective politique, on n’en vient au juridique, et la jurisprudence administrative a de manière très timide commencé à prendre en contre ses réclamations. Mais rien de solide, rien de sérieux, et de nombreux détenus ont engagé des recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a réuni 32 dossiers, et vient de rendre ce 30 janvier 2020 un arrêt cinglant contre la France (N° 9671/15 et 31 autres) : d’abord, les détenus sont privés de recours effectif pour la défense de leurs droits ; ensuite, les conditions de vie imposée constituent des traitements inhumains et dégradants ; enfin, il ne s’agit pas de cas isolés, mais d’une politique d’État, et la France doit changer de pratique.

Cet arrêt a fait l’objet de quelques commentaires dans la presse, mais rien du côté du gouvernement. En clair, il faudra donc de nouveaux recours devant la cour européenne, et en augmentant le nombre de recours et le montant des pénalités, on arrivera peut-être un jour à quelque chose.

I – LES FAITS

1/ Centre pénitentiaire de Ducos

Le Centre pénitentiaire de Ducos, situé à quatorze kilomètres de Fort de France, est le seul établissement pénitentiaire de la Martinique. Au 1 er janvier 2015, le taux d’occupation de cet établissement était de 213,7 % en quartier maison d’arrêt et de 124,6 % en quartier centre de détention. Une première phase de travaux a conduit à la réhabilitation et l’extension de certaines zones et à la construction d’un nouveau bâtiment. La capacité d’hébergement du centre a été accrue de 60 %. Une réorganisation des unités sanitaires est prévue. Les requérants se plaignent d’un manque d’espace personnel, celui-ci se réduisant en moyenne à moins de 3 m² par personne. Tous se plaignent de la proximité de la table à manger avec les toilettes, séparées du reste de la cellule par un rideau. Ils dénoncent l’insalubrité des cellules, infestées de rats, cafards, souris et fourmis, de la saleté des toilettes, du manque d’hygiène et d’aération. Certains requérants se plaignent d’un manque de lumière. D’autres craignent un climat de violence. Certains se plaignent de l’absence de soins ou de leur insuffisance. Tous affirment être enfermés entre quinze heures et vingt-deux heures par jour.

En juillet 2014, deux détenus saisirent le tribunal administratif de la Martinique d’une action en responsabilité de l’Etat pour obtenir réparation du préjudice subi. Le tribunal administratif retint que les conditions de détention étaient dégradantes au sens de l’article 3 de la Convention et constitutives d’une faute. L’Etat fut condamné à verser aux plaignants des sommes comprises entre 2 880 € et 7 300 € en réparation.

2/ Centre de Faa’a-Nuutania

Le centre de Faa’a-Nuutania en Polynésie française, d’une capacité d’accueil de 119 places, a été construit en 1970 sur l’île de Tahiti. Au 1 er septembre 2016, le taux d’occupation du quartier maison d’arrêt était de 143 % et celui du centre de détention de 185,7 %. La construction d’un nouveau centre de détention a été achevée en mars 2017, pour accueillir 410 détenus et désengorger le centre de Faa’a-Nuutania, surpeuplé et matériellement très dégradé.

Au moment de l’introduction de leur requête, les requérants partageaient des cellules de 8 à 12 m² avec trois codétenus, sanitaires et ameublement compris. En conséquence, chacun disposait d’un espace personnel de 2 à 3 m² par personne. Tous les requérants dénoncent la présence d’animaux nuisibles dans les cellules et les parties communes du centre. Tous se plaignent de la vétusté des locaux communs et des installations sanitaires, du manque d’hygiène à l’intérieur des cellules, des odeurs, de l’absence d’eau chaude et d’eau potable, des rations insuffisantes de nourriture. Ils dénoncent un climat de tension et de violence. Plusieurs affirment que les délais pour obtenir des soins médicaux sont déraisonnables. Un requérant se plaint que son courrier soit ouvert.

3/ Centre pénitentiaire de Baie-Mahault

Le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, dans la périphérie de Pointe-à-Pitre, a été construit en 1996. Sa capacité théorique est de 503 places. En mars 2017, le taux de surpopulation était de 150 %. En janvier 2019, le taux d’occupation de la maison d’arrêt était de 189 % et celui du centre de détention de 89 %. Des travaux sont prévus pour l’année 2020. Un détenu indique qu’il partage sa cellule avec deux codétenus et qu’il dort sur un matelas posé à même le sol, à 80 cm des toilettes. Il dénonce le climat de tension et de violence et se plaint d’avoir été plusieurs fois agressé.

4/ Maison d’arrêt de Nîmes

La maison d’arrêt de Nîmes, d’une capacité de 192 places, mise en service en 1974, est l’unique établissement pénitentiaire du Gard. Le taux de surpopulation y était de 215 % en février 2015. L’Observatoire international des prisons (OIP) et l’ordre des avocats au barreau de Nîmes initièrent en 2015, un recours en référé-liberté afin de faire cesser les atteintes graves aux libertés fondamentales des détenus. En janvier 2019, le taux de surpopulation était de 205 %.

Les requérants se plaignent de la vétusté des cellules qu’ils doivent parfois partager avec des détenus très âgés dont ils doivent s’occuper. Ils se plaignent du bruit et des odeurs, de l’absence de ventilation et d’isolation thermique et du défaut d’hygiène. La maison d’arrêt de Nice a été construite à la fin du XIXe siècle. Le taux de surpopulation y est très élevé et la situation du quartier des femmes a été qualifiée à maintes reprises d’intolérable.

5/ Maison d’arrêt de Fresnes

La maison d’arrêt de Fresnes, d’une capacité de 1320 places, est intégrée au centre pénitentiaire de Fresnes ; elle a été construite en 1898 à la périphérie de Paris dans le Val-de-Marne. Le 1er novembre 2017, son taux de surpopulation était de 195,6 % et au 1 er janvier 2019, de 197 %.

Le 3 octobre 2016, l’OIP initia devant le tribunal administratif de Melun un recours en référé-liberté afin que soient notamment mises en place des mesures pour stopper la prolifération des nuisibles dans les bâtiments. Les requérants se plaignent d’avoir disposé dans leurs cellules d’un espace personnel inférieur à 3 m² jusqu’à 4 m². Ils indiquent être enfermés dans leurs cellules vingt-deux heures par jour. Ils se plaignent de la médiocrité des repas, du manque d’hygiène dans les cellules infestées de punaises de lit et de cafards et de la présence de rats dans les parties communes. Dénonçant un climat de tension et de violence, tous se plaignent de fouille à nu systématique à l’issue de chaque parloir.

II – LES VIOLATIONS DES DROITS FONDAMENTAUX

1/ Droit à un recours effectif (Article 13)

La Cour relève que les recours préconisés par le Gouvernement comme étant préventifs au sens de sa jurisprudence sont les recours en référé exercés devant le juge administratif. La Cour relève qu’à la faveur d’une évolution de la jurisprudence, la saisine du juge du référé-liberté a permis la mise en œuvre de mesures visant à remédier à des atteintes graves auxquelles sont exposées les personnes détenues, notamment en matière d’hygiène. Ce contexte jurisprudentiel est principalement dû aux recours engagés par l’Observatoire international des prisons en vue de la défense collective des détenus. Le référé-liberté est un recours disponible pour les détenus eux-mêmes.

La Cour constate que le juge du référé-liberté statue rapidement et conformément aux principes généraux énoncés dans sa jurisprudence sur le terrain de l’article 3. La question est de savoir si ce recours permet de mettre réellement fin à des conditions de détention contraires à la Convention.

En ce qui concerne l’effectivité du référé-liberté, la Cour constate que le pouvoir d’injonction conféré à ce juge a une portée limitée. Il ne lui permet pas d’exiger la réalisation de travaux d’une ampleur suffisante pour mettre fin aux conséquences de la surpopulation carcérale. Il ne l’autorise pas à prendre des mesures de réorganisation du service public de la justice.

Ensuite, le juge du référé-liberté fait dépendre son office du niveau des moyens de l’administration ainsi que des actes qu’elle a déjà engagés. Un directeur de prison est tenu d’accueillir les personnes mises sous écrou, y compris en cas de sur-occupation de l’établissement. La prise en compte des actes et des engagements de l’administration conduit le juge du référé-liberté à prescrire des mesures transitoires et peu contraignantes qui ne permettent pas de faire cesser rapidement des conditions de traitement inhumain ou dégradant. L’administration peut par ailleurs invoquer l’ampleur des travaux à réaliser ou bien leur coût pour faire obstacle au pouvoir d’injonction du juge.

Enfin, la mise en œuvre des injonctions connaît des délais qui ne sont pas conformes avec l’exigence d’un redressement diligent. On ne saurait attendre d’un détenu qui a obtenu une décision favorable qu’il multiplie les recours afin d’obtenir la reconnaissance de ses droits fondamentaux au niveau de l’administration pénitentiaire, et les mesures exécutées ne produisent pas toujours les résultats escomptés.

Finalement, les injonctions prononcées par le juge référé-liberté, dans la mesure où elles concernent des établissements pénitentiaires surpeuplés, s’avèrent en pratique difficiles à mettre en œuvre. La surpopulation des prisons et leur vétusté, a fortiori sur des territoires où n’existent que peu de prisons et où les transferts s’avèrent illusoires, font obstacle à ce que l’emploi du référé-liberté offre aux personnes détenues la possibilité de faire cesser pleinement et immédiatement les atteintes graves portées à l’article 3 ou d’y apporter une amélioration substantielle.

La Cour conclut que le Gouvernement n’a pas démontré que le référé-liberté peut être considéré comme le recours préventif qu’exige la Cour.

Il en va de même du référé mesures-utiles qui, outre son caractère subsidiaire par rapport au référé-liberté et le caractère limité du pouvoir du juge, se heurte aux mêmes obstacles pratiques.

Les détenus requérants n’ont donc pas disposé d’un recours effectif. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention.

2/ Prohibition des traitements inhumains et dégradants (Article 3)

La Cour rappelle que, lorsque la description faite par les requérants des conditions de détention est crédible et raisonnablement détaillée, la charge de la preuve est transférée au gouvernement défendeur, seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou infirmer les allégations du requérant. Le gouvernement défendeur doit alors recueillir et produire les documents pertinents et fournir une description détaillée des conditions de détention du requérant.

Dans son examen de l’affaire, la Cour tient également compte des informations émanant d’organes internationaux, par exemple le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), ou des autorités et institutions nationales compétentes.

Dans les dossiers examinés, la Cour a constaté que les informations communiquées par le Gouvernement sur la surface de l’espace personnel des requérants sont limitées, voire en certains cas inexistantes (détenus de Faa’a Nuutania, Baie-Malhault et Nice). D’autres informations sont incomplètes ne précisant pas toujours la superficie des cellules ni n’indiquant si les annexes sanitaires y sont ou non incluses. Seules celles communiquées à propos de la maison d’arrêt de Nîmes lui ont permis de déterminer de manière précise l’espace individuel des requérants et les périodes au cours desquelles ils ont disposé de cet espace. Dans ces conditions, la Cour estime donc que le Gouvernement n’a pas réfuté les allégations des requérants des centres pénitentiaires de Ducos, Faa’a Nuutania, Baie-Mahault, Nice et Fresnes), selon lesquelles ils auraient disposé de moins de 3 m² d’espace personnel pendant l’intégralité de leur détention.

Ces allégations sont en outre corroborées par des informations procédant des autorités nationales comme le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), ou d’organes internationaux comme le CPT.

La Cour observe que, pour l’ensemble des prisons concernées, le Gouvernement donne une explication sécuritaire à l’absence de cloisonnement complet des sanitaires, en particulier des toilettes. Elle estime que cette justification n’est pas compatible avec l’exigence de protection de l’intimité des détenus lorsqu’ils partagent des cellules sur-occupées.

La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3, du fait des conditions de détention, et elle a condamné la France à verser aux requérants des sommes comprises entre 4 000 et 25 000 euros pour dommage moral.

3/ Nécessité d’une réponse généralisée (Article 46)

La Cour recommande à la France d’envisager l’adoption de mesures générales. De telles mesures devraient être prises afin de garantir aux détenus des conditions de détention conformes à l’article 3 de la Convention. Cette mise en conformité devrait comporter la résorption définitive de la surpopulation carcérale. Ces mesures pourraient concerner la refonte du mode de calcul de la capacité des établissements pénitentiaires et l’amélioration du respect de cette capacité d’accueil.

Par ailleurs, devrait être établi un recours préventif et effectif, combiné avec le recours indemnitaire, permettant aux détenus de redresser la situation dont ils sont victimes et d’empêcher la continuation d’une violation alléguée.