Je ne vais pas faire ici le tour du débat sur l’assimilation entre l’antisémitisme et l’antisionisme, mais simplement donner quelques points de repère. Avant d’exprimer une opinion, il faut toujours envisager de s’être trompé, d’où l’intérêt de chercher des références. En voici quelques-unes, parmi bien d’autres.
I – Sommé d’être « anti » ?
D’abord, je n’accepte pas la sommation d’être « anti », comme si la cohérence intellectuelle était de se positionner par des postures négatives, et si possible les plus radicales. Ainsi, je refuse de me dire comme « contre le racisme », et plus encore « antiraciste », ce qui voudrais dire que je fonderais des analyses sur les races, alors que les races n’existent pas, et que je ne peux être que dans l’opposition, voire la négation. C’est une sommation que je refuse : je ne prends pas position « contre » mais « pour ». Je suis pour une cohabitation heureuse et apaisée avec tous mes semblables quels qu’ils soient.
En réalité, être « anti » est aussi confortable qu’illusoire. Je m’inscris dans un monde parfait, qui est celui des « antiracistes », et il me suffit donc de cultiver le plus pur des antiracismes, entre nous. Non, c’est idiot. Je suis dans la société, je côtoie tout le monde, et je cherche à avoir comme ligne de conduite d’être égal dans mon comportement et mes décisions vis-à-vis de tous. C’est une approche plus saine, plus exigeante aussi, car au final la xénophobie de mon interlocuteur compte peu. Ce qu’il a dans la tête est son affaire, et nous pouvons toujours en parler, mais le problème apparaît quand, du fait de sa pensée viciée, il commet des actes ou prend des décisions qui impactent les droits des autres.
II – Notre histoire
Qu’il existe de nouvelles formes « d’antisémitisme », bien sûr, cette question est à considérer pour la traiter, mais elle ne doit conduire à aucune relativisation de notre passé, d’autant plus que c’est un passé très récent. L’époque, il ne s’agissait pas d’antisémitisme, mais de politique antijuive assumée, une sereine politique d’État, lisible en toutes lettres dans le Journal Officiel, appliqué par les préfectures et sanctionnées par les tribunaux.
Petit rappel de cette législation, toute publiée au JO sous la signature du Maréchal Pétain :
- loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs, avec une définition portant sur un critère racial ;
- loi du 4 octobre 1940, permettant l’internement dans des camps des Juifs de nationalité étrangère ;
- loi du 7 octobre abrogeant le décret Crémieux ;
- loi du 2 juin 1941, le second statut des Juifs, qui adopte le critère religieux, élargit les interdictions aux affaires commerciales, à la banque et à la presse, et introduit des sanctions pénales et des possibilités d’internement y compris pour les Juifs français ;
- loi du 2 juin 1941 prescrivant le recensement des Juifs, avec de lourdes sanctions en cas de manquement ;
- loi du 1° juin 1941 interdisant en Algérie la détention, l’achat et la vente d’armes et de munitions par les juifs indigènes ;
- loi du 21 juin 1941 limitant l’accès des étudiants juifs à l’enseignement supérieur ;
- loi du 22 juillet 1941 relative aux entreprises et biens appartenant aux juifs, loi « ayant pour but d’éliminer toute influence juive dans l’économie nationale » ;
- loi du 2 novembre 1941 interdisant toute acquisition de fonds de commerce par les Juifs sans autorisation ;
- loi du 17 novembre 1941 réglementant l’accès des Juifs à la propriété foncière ;
- loi du 17 novembre 1941 élargissant encore le champ des exclusions professionnelles ;
- loi du 29 novembre 1941 créant l’Union générale des Israélites de France, qui deviendra l’organe de représentation de la communauté auprès des autorités :
- loi du 18 février 1942 fixant le statut des juifs indigènes d’Algérie ;
- loi du 11 décembre 1942 instaurant l’apposition de la mention « Juif » sur les cartes d’identité.
A cet ensemble terrifiant, il faut ajouter la législation contre les étrangers, car le régime de Pétain était fondamentalement xénophobe. Les lois publiées les trois premiers mois en sont l’affichage : nationalité par le sang dans les cabinets ministériels avec la loi 16 juillet 1940, puis chez les fonctionnaires avec la loi du 17 juillet 1940, déchéance de nationalité avec la loi du 22 juillet 1940, plan général de dénaturalisation, interdiction de la médecine par les étranges, camps spéciaux pour les étrangers en surnombre dans l’économie, camps spéciaux pour les Juifs étrangers…
A partir de mars 1941, le Journal officiel a publié, par pages entières, le nom des dénaturalisés, la mesure étant étendue à leur famille, c’est-à-dire aux enfants de parents étrangers mais nés en France, comme l’a jugé le Conseil d’Etat dans son arrêt Spazierman du 23 décembre 1942 (Gazette du Palais, 1943, Jurisprudence, p. 131).
Les époux Spazierman avaient acquis la nationalité française par application de la loi du 10 août 1927. Ils étaient parents de deux jeunes filles, nées en France, devenues françaises antérieurement à l’intervention de cette loi, par une déclaration au ministère de la justice le 14 avril 1927. Elles étaient donc françaises pour être nées en France. En application de la loi du 22 juillet 1940, les parents avaient fait l’objet d’une dénaturalisation par un décret daté du 14 juin 1941, qui avait étendu la mesure aux deux enfants, encore mineures. La nationalité des enfants ayant été acquise avant la loi du 10 août 1927, date de référence pour l’application de la loi du 22 juillet 1940, les époux Spazierman saisirent le Conseil d’Etat, pour obtenir que leurs enfants échappent la mesure de dénaturalisation.
Conseil d’Etat, Section du contentieux, 23 décembre 1942
« Requête des époux Spazierman, agissant en qualité de représentants légaux de leurs filles mineures et tendant à l’annulation pour excès de pouvoir d’un décret en date du 14 juin 1941 qui a retiré la qualité de Françaises à celles-ci.
« Le Conseil d’Etat,
« Considérant que la loi du 22 juillet 1940, après avoir décidé qu’il serait procédé à la révision de toutes les acquisitions de nationalité française intervenues depuis la promulgation de la loi du 10 août 1927, dispose que le retrait de la nationalité pourra être étendu à la femme et aux enfants de l’intéressé ; que la loi ne subordonne l’application de cette dernière mesure à aucune condition tirée du titre auquel ceux qui en sont l’objet possèdent eux-mêmes la nationalité française ou de la date à laquelle ils l’ont acquise ;
« Considérant qu’il est constant que les époux Spazierman ont été naturalisés après la promulgation de la loi du 10 août 1927 ; que, dès lors, le décret qui a étendu le retrait de la nationalité française prononcée contre eux à leurs deux filles mineures, bien que celles-ci eussent acquis cette nationalité par déclaration enregistrée au ministère de la Justice le 14 avril 1927, n’est pas entaché d’irrégularité.
« Par ces motifs,
« Rejette le recours ».
Les enfants nés en France de parents pourchassés par les Nazis deviennent apatrides : un arrêt du Conseil d’État un peu plus important qu’une injure, pénale, à l’occasion d’une manifestation…
Ce plan de dénaturalisation en 1940 était d’une infinie cruauté, car les personnes visées étaient les Juifs venant des pays européens sous domination nazie, comme l’a montré la publication des listes de personnes frappées, publiées à partir d’avril 1941 au Journal officiel. Et lorsqu’il s’est agi, en 1942, de procéder aux déportations, ce fut d’abord parmi les Juifs étrangers.
III – La résolution de l’ONU de 1975 sur le sionisme
Le 10 novembre 1975, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution 3379, ainsi rédigée :
« Résolution 3379 du 10 novembre 1975
« L’Assemblée générale,
« Rappelant sa résolution 1904 (XVIII) du 20 novembre 1963, dans laquelle elle a proclamé la Déclaration des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et, notamment, a affirmé que « toute doctrine fondée sur la différenciation entre les races ou sur la supériorité raciale est scientifiquement fausse, moralement condamnable, socialement injuste et dangereuse » et s’est déclarée alarmée devant les « manifestations de discrimination raciale qui se constatent encore dans le monde, dont quelques-unes sont imposées par certains gouvernements au moyen de mesures législatives, administratives ou autres »,
« Rappelant également que, dans sa résolution 3151 G (XXVIII) du 14 décembre 1973, l’Assemblée générale a condamné en particulier l’alliance impie entre le racisme sud africain et le sionisme.
« Prenant note de la Déclaration de Mexico de 1975 sur l’égalité des femmes et leur contribution au développement et à la paix, proclamée par la Conférence mondiale de l’Année internationale de la femme, tenue à Mexico du 19 juin au 2 juillet 1975, qui a promulgué le principe selon lequel « la coopération et la paix internationales exigent la libération et l’indépendance nationales, l’élimination du colonialisme et du néocolonialisme, de l’occupation étrangère, du sionisme, de l’apartheid et de la discrimination raciale sous toutes ses formes, ainsi que la reconnaissance de la dignité des peuples et de leur droit à l’autodétermination « ,
« Prenant note également de la résolution 77 (XII), adoptée par la Conférence des chefs d’Etats et de gouvernements de l’Organisations de l’unité africaine, à sa douzième session ordinaire, tenue à Kampala, du 28 juillet au 1er août 1975, qui a estimé « que le régime raciste en Palestine occupée et les régimes racistes au Zimbabwe et en Afrique du Sud ont une origine impérialiste commune, constituent un tout et ont la même structure raciste, et sont organiquement liés dans leur politique tendant à la répression de la dignité et l’intégrité de l’être d’humain »,
« Prenant note également de la Déclaration politique et de la Stratégie pour renforcer la paix et la sécurité internationales et renforcer la solidarité et l’assistance mutuelle des pays non alignés, adoptée à la Conférence de ministres des affaires étrangères des pays non-alignés tenue à Lima, du 25 au 30 août 1975, qui a très sévèrement condamné le sionisme comme une menace à la paix et à la sécurité mondiales et a demandé à tous les pays de s’opposer à cette idéologie raciste et impérialiste,
« Considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ».
Attention, cette résolution a été modifiée par la résolution 46/86 du 16 décembre 1991, par cette phrase : « Décide de déclarer nulle la conclusion contenue dans le dispositif de sa résolution 3379 du 10 novembre 1975 ».
Le contexte était éminemment politique, et il s’agissait d’une condition, imposée par George W. Bush, pour ouvrir le dialogue israélo-palestinien, par la conférence de Madrid qui devait conduire aux accords d’Oslo, dont on apprécie aujourd’hui le résultat…
Cette résolution minimaliste ne change rien à la lecture des choses. Tout d’abord, les cinq actes internationaux dénonçant le sionisme comme menace de la paix du fait de son idéologie raciste étaient maintenus, et « déclarer la nullité de la conclusion » ne joue que pour la conclusion, et que pour l’avenir. Il en aurait été différemment si l’Assemblée générale avait « constaté » la nullité de sa conclusion.
Quoi qu’il en soit résolution de l’Assemblée générale à une force juridique faible. C’est bien la qualité de l’argument qui est en en cause, et qui reste intact, n’en déplaise au grand humaniste George W. Bush.
IV – Un article de L’Orient-Le Jour
Il y aurait tant à dire, chacun peut compléter, mais je souhaite conclure ce texte par un article publié aujourd’hui 23 février dans le journal libanais L’Orient-Le Jour, sous la signature de Caroline HAYEK et Anthony SAMRANI.
Voici cet article en intégralité.
Antisémitisme et antisionisme : une assimilation absurde dans le monde arabe
Au Proche-Orient, c’est le sionisme et plus largement la politique israélienne qui ont fait le lit de l’antisémitisme.
C’est un débat qui se joue en France mais qui est suivi avec attention de l’autre côté de la Méditerranée. Emmanuel Macron a annoncé mercredi vouloir intégrer l’antisionisme – dans le sens de la négation du droit d’Israël à exister – à la définition juridique de l’antisémitisme. Le président français considère que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme », alors que les actes antisémites en France étaient en hausse de 74 % en 2018 par rapport à l’année précédente.
Plusieurs voix critiques ont fait remarquer que cela pouvait conduire à des incohérences – la plus absurde étant d’être amené à considérer certains juifs antisionistes comme des antisémites – et à créer une confusion entre une idéologie politique et une identité religieuse. Cela revient aussi à faire le jeu du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, pour qui les deux termes sont indissociables, et à donner l’impression qu’il n’est pas permis en France de critiquer la politique israélienne, même si ce n’est pas du tout le sens de l’initiative présidentielle.
Vue du monde arabe, l’assimilation entre ces deux termes apparaît pour le moins inadaptée. Si l’antisionisme peut parfois, comme en Europe, cacher des relents d’antisémitisme, c’est bien le sionisme qui apparaît comme la cause première de la montée de l’antisémitisme, et non l’inverse. L’antisémitisme est un terme inventé au XIXe siècle pour évoquer la discrimination à l’égard des populations juives au sein des sociétés européennes. Outre l’argument un peu simpliste que les Arabes sont eux-mêmes un peuple sémite, la notion n’a pas vraiment de sens dans le contexte arabe. Malgré un statut particulier les empêchant, à l’instar des chrétiens, d’accéder aux hautes fonctions politiques et administratives, les juifs étaient bien intégrés au sein des sociétés arabes et n’ont pas subi de persécutions comparables à ce qu’ont pu être les pogroms en Europe.
« La communauté juive a connu un moment de gloire et de puissance à l’époque ottomane, notamment lors de l’arrivée massive des juifs chassés d’Espagne », note Henry Laurens, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, interrogé par L’Orient-Le Jour. « Avant la déclaration Balfour et tout ce qu’elle entraînera par la suite, les juifs sont une communauté parmi d’autres dans le monde arabe, qui, depuis l’ère ottomane en particulier, a été organisée sur une base communautaire », confirme à L’OLJ Gilbert Achcar, professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS, University of London), auteur d’un ouvrage sur Les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits (2013).
Dégradation continue
La diffusion des thèses sionistes développées par l’intellectuel autrichien Theodor Herzl va peu à peu changer la donne jusqu’au tournant de la création d’Israël en 1948, véritable choc pour les populations arabes. Au début du XXe siècle, les populations locales ne font pas nécessairement la distinction entre juifs et sionistes, le second terme n’étant pas encore véritablement assimilé. « Les habitants de la Palestine historique avaient l’habitude de désigner les juifs comme juifs. Certains étaient sionistes, mais beaucoup ne l’étaient pas. Ils étaient pour la plupart des juifs religieux et asionistes ou antisionistes », décrit à L’OLJ Tarek Mitri, ancien ministre et directeur de l’institut d’études politiques Issam Farès de l’AUB.
« Les Arabes ont d’abord connu le sionisme de façon indirecte, en lisant la presse européenne. En Palestine, les premières réactions ne sont pas nécessairement négatives, mais les choses changent à partir de la déclaration Balfour, et le sionisme est progressivement considéré comme un danger pour les Palestiniens d’une part, et pour les Arabes du Proche-Orient d’autre part. Cela conduit à une dégradation continue de la situation des communautés juives du Proche-Orient à partir des années 1930 », dit Henry Laurens.
Les relations se compliquent à mesure que l’immigration juive s’accélère en raison de la répression dont ils sont victimes en Europe.
« Dans les discours, il y avait une distinction entre les juifs et les mouvements sionistes. Dans la pratique, ce qui inquiétait particulièrement les Arabes, c’est le fait de voir une communauté parmi d’autres se doter d’un territoire, de passer de la communauté à la nation », note Henry Laurens.Dans les années 1930 et 1940, c’est l’histoire européenne qui rencontre frontalement celle du Proche-Orient, de façon encore plus brutale après l’Holocauste et jusqu’à la création de l’État hébreu. Durant cette période, le grand mufti de Jérusalem Hajj Amine al-Husseini – qui n’était toutefois pas représentatif des Palestiniens – va collaborer avec l’Allemagne hitlérienne, au départ pour contrecarrer les projets anglais d’établissement d’un foyer juif, jusqu’à approuver sa politique génocidaire contre les juifs. Cet épisode va être largement instrumentalisé par la propagande israélienne pour démontrer un soi-disant antisémitisme arabe, au point que Benjamin Netanyahu va même aller jusqu’à présenter le mufti comme l’inspirateur de la solution finale.
Complotisme et négationnisme
La création de l’État hébreu va profondément changer les rapports entre les juifs et les autres communautés dans le monde arabe. Si, pour les sionistes, l’aboutissement du projet étatique est avant tout le fruit d’une volonté collective de plusieurs décennies, il apparaît aux yeux des Arabes comme une injustice liée à un génocide dont ils ne sont en aucun cas responsables. Les juifs du monde arabe n’accueillent pas forcément avec enthousiasme la naissance d’Israël. « Les communautés juives du monde arabe, surtout d’Égypte et d’Irak, n’étaient pas vraiment tentées au début par la migration vers la Palestine. Mais il y a eu deux facteurs qui ont encouragé ce mouvement. D’une part, la politique israélienne qui a tout fait pour les attirer, au point que le Mossad a organisé des attentats contre des synagogues pour leur faire peur. D’autre part, il y a une méfiance arabe qui s’est installée et qui faisait que les juifs pouvaient être perçus comme une sorte de 5e colonne », explique Tarek Mitri.
Après la proclamation de l’indépendance d’Israël par David Ben Gourion, l’antisionisme va devenir dominant dans le monde arabe. Le sionisme apparaît comme un projet colonial avalisé par les puissances occidentales visant à déposséder les Arabes de leurs terres. La distinction devient très nette dans les discours entre juifs et sionistes. « Dans leurs discours, Nasser ou Arafat ne font pas d’amalgame entre sioniste et juif, bien au contraire. Au début de son combat, le projet politique de Arafat était d’instaurer un débat laïc et démocratique en Palestine où juifs, chrétiens et musulmans coexisteraient », explique Tarek Mitri.
Le double sentiment d’injustice et d’humiliation que les Arabes ont vis-à-vis de l’État hébreu va toutefois être le moteur d’un antisémitisme qui va avoir un certain écho au sein des classes populaires arabes – où le terme juif est parfois utilisé comme une insulte – et va être largement relayé par les mouvements islamistes. Cela va être particulièrement visible à travers la propagation de deux phénomènes intimement liés : le complotisme et le négationnisme.
« Les théories du complot qui sont dans le discours antisémite occidental ont pu facilement trouver un public dans le monde arabe, parce que, de fait, c’est une région qui a connu de vrais complots, à commencer par les fameux accords secrets Sykes-Picot », constate Gilbert Achcar. L’idée complotiste des protocoles des sages de Sion, qui attribuent aux juifs des plans de domination du monde, est largement répandue au sein du monde arabe. « Chez les islamistes, il y a eu un moment où on a ressuscité une vieille littérature parareligieuse qui ridiculise et avilie les juifs. Ils puisent dans les textes sacrés ce qui est de nature à susciter la méfiance ou même la haine à l’égard des juifs », note Tarek Mitri.
Le négationnisme concernant l’Holocauste trouve aussi ses adeptes, même s’ils restent minoritaires. Dans un article publié en 1998 dans le Monde diplomatique, le grand intellectuel palestino-américain Edward Saïd s’indignait que « la thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication des sionistes circule ici et là. Pourquoi attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances en tant qu’Arabes si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience de celles des autres, quand bien même il s’agit de nos oppresseurs ? » ajoutait-il non sans une certaine verve. « La plupart des gens qui ont un peu de culture savent que la Shoah n’est pas une invention, mais un certain négationniste a pu trouver un écho favorable chez les gens étroits d’esprit, qu’ils soient ultranationalistes ou intégristes », dit Gilbert Achcar.
Ce dernier insiste toutefois sur le fait qu’il n’y a pas d’antisémitisme propre au monde arabe, mais que la diffusion des thèses antisémites dans cette région n’est pas comparable à ce qui se passe en Occident. « Toute l’équation entre le monde occidental et le monde arabe est complètement faussée par le fait que les juifs étaient opprimés pendant des siècles en Europe, tandis que dans le monde arabe, ce qu’on peut qualifier de haine envers les juifs est surtout le produit d’une histoire moderne marquée par la présence d’un État oppresseur, qui insiste lui-même à se faire appeler État juif », résume Gilbert Achcar. Et Tarek Mitri de conclure, pour insister sur la nécessité de distinguer les deux termes dans le monde arabe : « Il y avait une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU en 1975 qui disait que le sionisme était une forme de racisme et de discrimination. Elle a été révoquée en 1991, mais elle avait suscité un grand enthousiasme dans le monde arabe. »