Les « premiers de cordée » sont aux abris, et les gilets sont là, fidèles « premiers de tranchée » font vivre le pays. Qui leur rendra justice ? Très intéressant article publié de Chloé Morin et Jérôme Fourquet dans Le Figaro de ce 9 avril.
Bien qu’il soit trop tôt pour tirer des enseignements de la pandémie du coronavirus, on peut déjà affirmer qu’elle aura permis de mettre en lumière un contraste frappant que nous avions tous intégré, sans forcément le questionner, entre l’utilité sociale de certains métiers et leur degré de reconnaissance salariale et symbolique. Chauffeurs routiers, livreurs, caissières, magasiniers et caristes, aides-soignantes et infirmières, éboueurs… sont brusquement devenus des héros, alors qu’ils étaient hier encore des rouages invisibles et souvent méprisés de notre économie. Portant l’économie de guerre (sanitaire) à bout de bras, ils recueillent désormais sourires et applaudissements dont un grand nombre de nos concitoyens se montraient fort avares hier.
Ce sont d’ailleurs souvent – notons-le en passant – des métiers majoritairement féminins qui sont aujourd’hui mobilisés: 97 % des aides à domicile sont des femmes, 90 % des aides-soignants, 87,7 % des infirmières et sages-femmes, 73,5% des vendeurs sont des vendeuses…
Cette France des «premiers de tranchée» évoque, à première vue, celle des gilets jaunes, ne serait-ce qu’à travers ses figures symboliques: Maxime Nicolle, alias Fly Rider, a occupé les fonctions de chauffeur ou de mécanicien ; Ingrid Levavasseur est aide-soignante ; Éric Drouet est chauffeur routier…
Il existe une correspondance entre la sociologie des gilets jaunes et celle des « premiers de tranchée ».
La comparaison du profil sociologique des gilets jaunes établi à partir de données Ifop recueillies en plein cœur du mouvement, avec les données identifiant les travailleurs continuant aujourd’hui à se rendre sur leur lieu de travail, permet d’affiner cette intuition. Comme on peut le constater, il existe une correspondance étroite, bien qu’imparfaite dans certaines professions, entre la sociologie des gilets jaunes et celle des «premiers de tranchée». Ouvriers, travailleurs indépendants, salariés peu ou pas diplômés étaient ainsi sur-représentés tant chez les gilets jaunes d’hier que chez les actifs aujourd’hui «au front». Certains milieux professionnels, en revanche, étaient peu mobilisés hier et le sont davantage aujourd’hui: par exemple, les salariés du public (on pense évidemment à tout le secteur médical), ou encore – mais l’on ne dispose pas de statistiques précises – les travailleurs étrangers ou issus d’une immigration récente, souvent mobilisés aujourd’hui (notamment ceux qui travaillent dans la livraison, le gardiennage, la propreté, d’où, et c’en est l’une des raisons, une forte prévalence de l’épidémie en Seine Saint-Denis) mais que l’on voyait bien peu sur les ronds-points hier.
Bien qu’imparfaite, cette correspondance sociologique n’en est pas moins réelle. Par la force des choses, les «premiers de tranchée» dépassent aujourd’hui largement les gilets jaunes par leur nombre (le double). Mais ce qui frappe, à la lecture des propos tenus par les gilets jaunes dans leurs groupes Facebook et autres posts sur les réseaux sociaux, plus encore que l’identité sociale, c’est l’identification symbolique. Même ceux qui ne sont pas «au front» semblent s’identifier à ces catégories qui portent aujourd’hui l’économie à bout de bras, et semblent voir dans le renversement de la hiérarchie de la considération symbolique imposée temporairement par la crise, une forme de revanche sociale. Les héros d’aujourd’hui constituent ainsi, à leurs yeux, la preuve frappante du rôle central que jouent les invisibles et les soutiers du système dans le fonctionnement de la société. En enfilant leur vêtement de haute visibilité (définition administrative du «gilet jaune») et en investissant les ronds-points, les travailleurs du back office, pour reprendre une expression de Denis Maillard, s’étaient rappelés aux souvenirs des salariés du front office, exerçant les métiers les plus considérés et valorisés financièrement et symboliquement. En tenant aujourd’hui leur poste en pleine épidémie quand beaucoup de cadres et de managers télétravaillent depuis chez eux (ou depuis leur résidence secondaire), ces travailleurs du back office ont de nouveau acquis une haute visibilité sociale.
L’économie de confinement constitue la revanche des « Back Row Kids », des derniers de classe.
Emmanuel Todd insiste à juste titre sur le fait que le niveau de diplôme est depuis une trentaine d’années le nouvel élément structurant les sociétés occidentales et déterminant la place qu’y occupent les individus. Dans la nouvelle stratification éducative résultant de la démocratisation de l’accès au niveau Bac, les moins ou les non diplômés occupent non seulement les emplois les moins rémunérés mais souffrent, en plus, d’une forte dévalorisation culturelle et statutaire. Alors que près de 80 % d’une classe d’âge atteint désormais le niveau Bac, un ouvrier ou un livreur titulaire d’un CAP ne dispose pas aujourd’hui de la même estime de soi qu’il y a trente ans, quand seulement un tiers d’une classe d’âge obtenait le Bac. Le revers de la valorisation et de l’incitation à la poursuite d’études a été une dégradation supplémentaire de l’image des métiers manuels et de ceux qui les occupaient. Dans notre société méritocratique basée sur la détention d’un diplôme, la lutte des classes prend de plus en plus souvent la forme d’une opposition entre ce que Christoph Arnade appelle les Front Row Kids (les bons élèves du premier rang) et les Back Row Kids (les cancres assis au fond de la classe). L’économie de confinement, en mettant le projecteur sur le rôle important joué dans notre société par les salariés peu diplômés, constitue quelque part une réhabilitation de ces Back Row Kids, ou de ceux que sur les forums de discussion du type JeuxVideo.com on appelle les «désco» (pour «déscolarisés»)
À ce titre, la figure de Didier Raoult – très populaire chez les gilets jaunes d’hier, comme en témoigne une étude Ifop récente – est tout à fait intéressante. Look peu conventionnel, provincial, ancien «élève rebelle» (après un bac littéraire, il s’engagea deux ans dans la marine marchande avant d’entamer des études de médecine), il incarne à lui seul la revanche des «parcours atypiques» – «décrocheur» revendiqué, auquel peuvent s’identifier bon nombre de gilets jaunes ou de «premiers de tranchée» peu diplômés, voire «décrocheurs» – sur une technocratie perçue comme déconnectée et méprisante. Son combat est vu par nombre de gilets jaunes s’exprimant sur les réseaux sociaux comme le miroir du leur, une sorte de revanche du bon sens de «ceux d’en bas» sur une élite par ailleurs largement perçue par l’opinion comme inefficace, n’ayant pas su anticiper la crise, et peinant à la gérer – la polémique autour des masques est ici devenue symptomatique.
Espérons que cette période ne soit pas un simple «quart d’heure de gloire», et que les entreprises sachent tirer les conséquences de la période actuelle en termes de dialogue social et de rétribution symbolique et financière. Sinon, il y a fort à parier que bien que leur sociologie ne se recoupe qu’imparfaitement, leurs causes communes amènent bientôt «premiers de tranchées» d’aujourd’hui et gilets jaunes d’hier à porter des revendications communes.
Jérôme Fourquet est directeur du département «Opinion et stratégies d’entreprise» de l’institut de sondages Ifop, et auteur de L’Archipel français (Seuil).
Chloé Morin est l’ancienne conseillère opinion du Premier ministre de 2012 à 2017. Elle travaille actuellement comme experte associée à la Fondation Jean Jaurès.